Affaire Tabaski Ngom : la peur s’installe chez les comptables publics

Les agents comptables, chargés de gérer les finances publiques, doivent naviguer entre des responsabilités immenses, des textes réglementaires obsolètes et des pressions quotidiennes qui mettent à rude épreuve leur intégrité et leur expertise. Des professionnels, dont les noms ont été modifiés, ont confié à nos confrères de L’Observateur leur crainte liée à cette fonction après l’affaire Tabaski Ngom.
Boucs émissaires tout désignés en cas de faute de gestion, ces professionnels évoluent dans un environnement où les pressions sont permanentes. Certains hommes politiques influents choisiraient eux-mêmes leur agent comptable. « Nous sommes confrontés à des tentations quotidiennes. Des décisions qui semblent anodines peuvent, à long terme, se révéler catastrophiques », confie un ancien comptable. Un refus de paiement peut susciter des tensions, voire des représailles. Certains comptables se retrouvent isolés pour avoir simplement respecté les règles. Entre injonctions politiques, pressions administratives et lacunes réglementaires, ces professionnels évoluent sur une corde raide où chaque faux pas peut se solder par des sanctions sévères.
La confidence, lourde de sens, fait froid dans le dos. « Si je pouvais choisir, je quitterais ce poste », confie Fallou*, agent comptable en poste depuis plusieurs années. Il dit tout haut ce que beaucoup de ses collègues murmurent en coulisses. Aujourd’hui, le métier de comptable public est devenu un véritable calvaire. L’affaire de l’agent comptable Tabaski Ngom — du nom de cet ancien agent comptable récemment mis en cause dans une affaire de gestion financière — a jeté une ombre immense sur la profession.
Il y a quelques années, les comptables Mamadou Oumar Bocoum et Ibrahima Touré ont été accusés de détournement de fonds publics aux côtés de Khalifa Sall. Comme si cela ne suffisait pas, les nombreux rapports publics publiés chaque année, épinglant des irrégularités financières dans les administrations, ne font qu’accentuer la psychose et alimenter un climat de suspicion généralisée. « Nous sommes les coupables désignés », dit Ansou*, un autre agent comptable. Il avoue son angoisse quotidienne : « À la moindre urgence financière, nous sommes coincés : agir, c’est prendre un risque énorme ; refuser, c’est paralyser le service. »
Coincés entre le marteau et l’enclume, sous la menace d’une épée de Damoclès, beaucoup de comptables adoptent une posture de prudence extrême. Ils évitent, plus que jamais, toute prise de décision qui pourrait un jour leur être reprochée. Plusieurs d’entre eux, autrefois flexibles et réactifs face aux imprévus, refusent dorénavant de gérer des urgences. Depuis peu, Fallou a reconsidéré sa position. Il préfère laisser les choses telles qu’elles sont, rester dans le cadre strict de la réglementation, plutôt que de faire preuve de compréhension et devoir se justifier des années plus tard pour être cloué au pilori. « Je ne prends plus aucun risque », confirme son collègue Ansou.
Une responsabilité écrasante, comptable sous pression : face à cette situation, une tendance inquiétante se dessine. De plus en plus d’agents comptables cherchent à fuir cette responsabilité, pourtant essentielle au bon fonctionnement des finances publiques, préférant des postes administratifs moins exposés. « Si on nous donnait le choix, je vous assure que presque personne n’accepterait d’être agent comptable ! », martèle un autre professionnel sous couvert d’anonymat, manifestement épuisé par le stress quotidien.
Malick, Inspecteur du Trésor à la retraite avec 35 ans d’expérience dans la comptabilité publique, pense que cette peur peut être fondée, tout comme elle peut être relativisée. Il est d’avis que si tout le monde redoute cette fonction, l’État en pâtira. Pour Malick, qui a blanchi sous le harnais, le comptable public n’a pas droit à l’erreur. Contrairement à d’autres acteurs de la gestion financière, sa responsabilité est personnelle et pécuniaire : en cas de faute, il ne peut se défausser et doit répondre de ses actes devant la Cour des comptes. Il ne suffit pas que la dépense soit utile ou légitime, elle doit être parfaitement conforme aux textes en vigueur.
Or, les textes régissant la profession datent de plus de six décennies et ne tiennent pas compte des réalités actuelles. Face aux urgences économiques et sociales, les comptables sont souvent contraints de prendre des décisions cruciales dans un cadre réglementaire obsolète. Un simple paiement anticipé, même dans l’intérêt général, peut être interprété comme une irrégularité et exposer son auteur à des poursuites.
Entre le marteau des urgences et l’enclume des textes rigides : les situations de crise mettent particulièrement en lumière ce dilemme insoutenable. Que faire lorsqu’une entreprise publique vitale se retrouve sans pétrole et que son approvisionnement dépend d’un paiement immédiat ? Faut-il attendre que la ligne budgétaire soit validée, quitte à provoquer une pénurie de carburant et des coupures d’électricité ? Ou bien prendre le risque d’outrepasser la réglementation, au péril de sa propre carrière ? Gérer une dépense sans couverture budgétaire est strictement interdit. Pourtant, en cas d’urgence nationale, le choix est cornélien : respecter la loi ou sauver l’économie, explique Ansou.
L’Inspecteur du Trésor à la retraite, Malick, témoigne de la vulnérabilité des comptables. Il ajoute qu’un comptable agit sur la base de règles bien établies. Toutefois, il est le seul à répondre de ses décisions. S’il commet une erreur, volontaire ou non, c’est lui qui se retrouve face aux juges. Si, pour régler une situation urgente, un comptable prend une décision, c’est lui qui sera le seul responsable devant la Cour des comptes. Le cadre réglementaire est non seulement désuet, mais, de l’avis de Malick, il présente également des ambiguïtés. Si un ordonnateur valide une dépense frauduleuse, le comptable, en procédant au paiement, devient, malgré lui, complice aux yeux de la loi pénale, bien qu’il se soit conformé aux textes budgétaires.
« Nous sommes les derniers maillons de la chaîne de dépenses, alors que les véritables initiateurs de paiements, les ordonnateurs, échappent souvent aux sanctions », se plaint Fallou. Un paradoxe absurde que seule une réforme en profondeur pourrait résoudre. L’adoption d’une nouvelle législation permettant une meilleure répartition des responsabilités entre comptables et ordonnateurs est, selon Malick, aujourd’hui indispensable. Il propose également la souscription à une assurance professionnelle obligatoire pour couvrir certains risques financiers. Plusieurs autres pistes sont évoquées pour mieux protéger ces acteurs clés de la gestion publique. Il pense par ailleurs à un meilleur accompagnement psychologique pour identifier les profils les plus résistants à la pression et éviter les compromissions. Tout le monde ne peut pas être comptable public, estime l’expert. Au-delà des compétences techniques, il faut une personnalité capable de faire face aux pressions et aux responsabilités, souligne-t-il.
En attendant, Fallou, Ansou et bien d’autres agents comptables continuent d’exercer sous tension, oscillant entre rigueur et peur d’être les prochains sur la liste des accusés.