Gilles Yabi : “ce N’est Pas Une Bonne Idée Pour Le Sénégal De Mettre En Péril Son Image Internationale En Ce Moment”

Le Sénégal de Macky Sall est-il réellement une dictature comme le clament les opposants, certains observateurs, des membres de la société civile ?
J’anime un think tank, un laboratoire d’idées citoyen qui se donne pour mission d’alimenter un débat public informé, sérieux et constructif dans les pays de la région ouest-africaine. J’estime qu’il est important de rester mesuré lorsqu’on analyse la situation politique de chacun des pays de la région, d’examiner les faits, les pratiques politiques réelles et de ne pas céder autant à la tentation de l’exagération. Cela n’aide pas à avancer. La dictature correspond à des caractéristiques précises de concentration totale du pouvoir, d’absence totale de contre-pouvoir, de contre-poids à l’autorité d’un dictateur. Il n’y a pas de partis d’opposition, pas de presse libre, pas d’organisations indépendantes de la société civile.
“Le Sénégal connaît un recul dans sa trajectoire de construction démocratique, mais cela ne fait pas du régime politique actuel du pays une dictature”
Le Sénégal connaît un recul dans sa trajectoire de construction démocratique, mais cela ne fait pas du régime politique actuel du pays une dictature. Même si toutes les mesures dans des domaines multidimensionnels comme la démocratie et l’Etat de droit ont des limites, beaucoup d’organisations, de centres de recherche, ont développé depuis des décennies des indicateurs qui permettent d’avoir une idée des évolutions politiques dans tous les pays du monde ou presque et de savoir si la tendance va à la construction et à la consolidation de la démocratie libérale ou plutôt dans le sens de la restriction des libertés politiques, de la liberté d’expression, de la concentration du pouvoir, de la réduction ou de l’élimination des contre-pouvoirs.
“Le Sénégal continue d’être parmi les pays les plus démocratiques tout en connaissant au cours des dernières années une évolution préoccupante”
Je peux citer par exemple le « Rapport du Monitoring de l’Autocratisation en Afrique de l’Ouest », qui s’appuie sur la base de données mondiale la plus utilisée pour le suivi de la démocratie (le projet Varieties of Democracy, communément appelé V-Dem). Sur la base des données de l’année 2020, le Sénégal avait le troisième score global pour la démocratie libérale le plus élevé en Afrique de l’Ouest, mais le rapport observait une baisse des scores du Sénégal depuis 2012 dans des sous-domaines comme les contraintes législatives et judiciaires sur l’exécutif, ce qui signifie concrètement un affaiblissement des institutions qui protègent en démocratie des risques d’abus de pouvoir par le gouvernement. On voit bien qu’en comparaison avec la majorité des pays de la région, le Sénégal continue d’être parmi les pays les plus démocratiques tout en connaissant au cours des dernières années une évolution préoccupante.
Quelles sont les caractéristiques d’une dictature ? S’appliquent-elles à ce que nous voyons (arrestations d’opposants, présence de la police devant les domiciles de leaders politiques, interdiction de manifester) depuis quelque temps au Sénégal ?
Comme je le disais, la dictature correspond à des caractéristiques précises de concentration totale du pouvoir dans les mains d’une seule personne, le dictateur, qui dicte de fait sa volonté sur toutes les institutions de son pays. Ce que vous décrivez comme pratiques correspond à des signes d’un durcissement du pouvoir politique qui peut correspondre à des motivations assez diverses comme la perception d’une menace importante émanant de forces politiques et sociales opposées au pouvoir en place, la perception d’une menace réelle à la paix, à la sécurité et à la stabilité du pays, ou la volonté de réduire durablement l’espace de liberté politique dans une logique de conservation du pouvoir à court ou moyen terme.
“Je crois qu’il est dangereux de faire le pari que les forces de sécurité même très bien équipées et formées peuvent en toute circonstance faire face à des foules frustrées et énervées…”
Dans tous les cas cependant, l’État de droit implique la soumission de toutes les institutions politiques, administratives, judiciaires, sécuritaires à la loi et à la constitution qui est la loi fondamentale. Beaucoup de personnalités qui ont mené des combats pour la démocratie et les libertés au Sénégal pendant des décennies et beaucoup de spécialistes du droit rappellent régulièrement par exemple que la liberté de manifestation est la règle et que les interdictions devraient être exceptionnelles et dûment justifiées par une menace grave à l’ordre public.
Le constat que chacun peut faire est que les manifestations autorisées se traduisent rarement par des dérapages et des violences, et que les interdictions de manifester créent des frustrations et des tensions qui se traduisent souvent par des affrontements avec les forces de sécurité et d’autres formes de violence. Je crois qu’il est dangereux de faire le pari que les forces de sécurité même très bien équipées et formées peuvent en toute circonstance faire face à des foules frustrées et énervées, organisées ou non par des forces politiques, sans provoquer des morts et des blessés. Et quand le bilan humain monte, quelles que soient les responsabilités des uns et des autres, un pays comme le Sénégal ne peut que fragiliser les bases de sa stabilité remarquable.
Mankeur Ndiaye, ancien ministre des Affaires étrangères disait récemment sur Twitter que “le monde nous observe”? Le Premier secrétaire du PS français a également critiqué les dérives autocratiques de Macky Sall. L’image du Sénégal est-elle écornée sur la scène internationale ?
Dans le monde dans lequel nous vivons, avec les médias internationaux, les réseaux sociaux qui véhiculent instantanément des photos, des vidéos, des informations sur tout événement dans tous les pays ou presque, il est évident que des manifestations violentes, des arrestations musclées d’acteurs politiques ou sociaux, des déploiements massifs de forces de sécurité avec des moyens quelque peu effrayants, tout cela ne peut qu’affecter l’image du pays concerné.
Le premier atout du Sénégal sur la scène internationale étant sa stabilité politique dans un contexte de paix, de sécurité et de pratiques plutôt démocratiques, il est certain que les tensions politiques récentes, le durcissement des discours des uns et des autres et encore davantage, les violences avec des morts, nuisent à la bonne image du pays. Je rappelle aussi que le contexte sécuritaire et politique en Afrique de l’Ouest est déjà très dégradé avec les nombreux pays confrontés au terrorisme et\ou en transition incertaine post-coup d’État. C’est aussi pour cela que ce n’est pas une bonne idée pour le Sénégal de mettre en péril son image internationale en ce moment. C’est probablement un risque dont est conscient l’ancien ministre des Affaires étrangères Mankeur Ndiaye.
Dans une récente tribune, des intellectuels, des hommes politiques plutôt proches du pouvoir déclarent qu’il est du devoir de l’État de se dresser contre les “groupes fascisants de l’opposition” (www.SenegalDirect.com/news/Politique/landing-savane-abdoulaye-makhtar-diop-el_n_382119.html) . Percevez-vous un péril fasciste au Sénégal ?
Accusations de dictature d’un côté, accusations de péril fasciste de l’autre, nous sommes dans une logique d’affrontement politique à coup d’attaques verbales pour disqualifier l’adversaire. Certains, voire beaucoup, considèreront que ce type d’échanges est de bonne guerre dans la compétition politique. Ce n’est pas mon cas. Je pense que les acteurs politiques, quels qu’ils soient, occupent une place particulière dans la société et qu’à ce titre, ils ont des responsabilités.
“Il faut que la société civile sénégalaise, celle qui échappe à l’alignement systématique sur des positions partisanes, reste attentive, organisée, engagée pour continuer à appeler tous les acteurs politiques au sens de la responsabilité”
Ce qu’ils font mais aussi ce qu’ils disent a une influence sur la perception par la société de ce qui est acceptable dans l’espace public et ce qui ne l’est pas. Les jeunes, les enfants notamment qui constituent l’écrasante majorité au Sénégal comme dans tous les pays de la région, écoutent et voient les acteurs politiques et en tirent des leçons sur ce qui constitue l’action politique et l’engagement collectif. Ils en tirent de mauvaises leçons dès lors que les acteurs politiques se complaisent dans les excès, dans la falsification des faits, dans toutes sortes de manipulations.
Alors je ne suis pas sûr que ce soit utile d’aller convoquer le fascisme, une idéologie politique particulière ancrée dans l’histoire européenne, notamment l’Italie, pour disqualifier ses adversaires politiques. Il faut par contre que la société civile sénégalaise, celle qui échappe à l’alignement systématique sur des positions partisanes, reste attentive, organisée, engagée pour continuer à appeler tous les acteurs politiques au sens de la responsabilité et à l’exigence d’une éthique minimale dans leurs actes, dans leurs propos, dans leurs tactiques et dans leurs stratégies de conquête ou de conservation du pouvoir.
“Il ne faut jamais sous-estimer la possibilité que des décisions d’acteurs politiques exclusivement mues par la bataille pour le pouvoir et les privilèges associés créent des situations que personne n’avait anticipées”
Enfin, de plus en plus de voix craignent un basculement du Sénégal dans un cycle de violences et multiplient les appels au calme. Partagez-vous cette crainte ?
La réponse courte est oui. Et je ne suis pas sûr qu’il soit nécessaire de proposer une réponse longue. J’ai travaillé assez longtemps comme analyste des situations de conflit armé ou de crises politiques violentes en Afrique de l’Ouest. L’une des leçons que j’ai tirées de cette expérience est qu’il ne faut jamais sous-estimer la possibilité que des décisions d’acteurs politiques exclusivement mues par la bataille pour le pouvoir et les privilèges associés créent des situations que personne n’avait anticipées. Et ces situations peuvent amener plus rapidement qu’on ne le pense à des niveaux de violence inattendus, au chaos et tout devient alors possible même dans un pays qui a longtemps été stable et relativement pacifique.
Alors oui, aucun pays de la région n’a des institutions et une culture démocratique suffisamment ancrées pour prétendre être préservé du risque de basculement dans la violence. La situation s’est beaucoup détendue depuis la décision de tous les partis et coalitions politiques de maintenir leur participation aux élections législatives de fin juillet. Les forces sociales influentes sénégalaises, notamment religieuses, ont une nouvelle fois joué un rôle clé dans l’apaisement. Mais il ne faut pas se faire d’illusion : les chances pour que les législatives marquent la fin de la période des tensions politiques fortes sont à peu près nulles. Toutes celles et tous ceux qui veulent d’un Sénégal qui ne s’affaiblit pas au moment où ses ressources naturelles attirent de plus en plus d’attention internationale devraient rester vigilants, jouer leur rôle d’alerte et aller au-delà des appels à l’apaisement dont l’efficacité est toujours ponctuelle.