La dernière publication de Abdourahmane Dabo (Al Fâruq) avant son décès, emporté par une méchante crise d’asthme

L’artiste slameur Abdourahmane Dabo alias Al Faruq n’est plus. Un poète hors-normes est parti. À la fleur de l’âge. Il a été champion d’Afrique de Slam en 2018. Il avait une voix et une plume d’exception. Priez pour lui.

Champion de la première Édition de la Coupe d’Afrique de slam et de poésie, Abdourahmane Dabo dit Al Fâruq n’est plus. Originaire de Bignona (Casamance), Al Fâruq est décédé à 5 heures du matin le mardi 6 octobre à Diamniadio suite à une crise violente d’asthme. Sur sa page Facebook, le champion de la coupe d’Afrique de slam avait rendu le 26 septembre dernier, un vibrant hommage aux victimes du naufrage du bateau le Joola. In extenso, Senenews vous propose le contenu de la dernière publication de Abdourahmane Dabo.

Al Fàruq Prières pour les victimes du naufrage du bateau le Joola

JE NE SAIS PAS PARLER
Je suis né en 1990,
Je suis mort douze ans après.
J’ai l’air tout jeune mais pour mon espèce j’ai vécu assez ;
Assez de joie ma bouche a chanté
Assez d’histoires ont bercé mes oreilles
Assez de parfum mon nez a soufflé
Assez d’étoiles ont enflammé mes yeux

J’étais fort, grand
Je mesurais 76m50
J’aimais à voyager par la mer, car c’est de là que la terre et le ciel t’émerveillent
J’aimais à percevoir le silence du vent,
Le ronflement des vagues telles
Une foule qui se lève et crie
J’aimais à admirer le vol des oiseaux,
L’ondulation des bancs de poissons dans l’océan en ébullition
J’étais un récif, une écume, presqu’une goutte dans l’océan.

J’habitais dans deux maisons ;
L’une était à Dakar, l’autre à Ziguinchor
Et comme j’étais du genre ouvert, deux fois par semaine
J’allais à la rencontre de 550 personnes
Qui comme moi faisaient le voyage maritime
Mais mon vrai chez moi, c’était l’océan.

J’y ai fait la rencontre d’hommes et de femmes,
Des vieux et des enfants qui avaient le cœur rempli d’étoiles

Je discutais avec chacun d’entre eux,
Je connaissais les histoires silencieuses que cachaient
Les battements de leurs cœurs,
Les démons de leurs âmes,
Leurs profondes aspirations…

Ils me parlaient de leurs vies de couples ;
De l’amour qui les apaise, de celui qui les pèse,
De leurs repères, de tout sentiment qui souvent les perd

Ils me parlaient des senteurs du café qu’ils avaient pris le matin,
Du temps qu’il faisait
De leurs peurs, leurs rêves,
Leurs sueurs, leurs privilèges,
Leurs fureurs, leurs sacrilèges…
Et au son des guitares de leurs voix
Ils me faisaient danser.

La mer restait souvent calme, mes voyages se succédaient.
Jusqu’à ce bon soir
Où mon corps sembla lourd, mon cœur aussi.
Mon âme oscille face à la peur absurde d’un ciel gris.
Mes pieds semblaient plus profonds dans l’océan.

Cinq cent cinquante !
Cinq cent cinquante ; c’était le nombre de personnes que j’étais habitué à
Porter
Mais ce soir-là, ils étaient
Quatre fois plus nombreux.
J’avais une mauvaise impression
Mais

Je ne suis qu’un bateau ;
Je ne sais pas parler,
Juste voguer sur les flots…

En douze ans, j’ai appris à connaitre
Chaque dauphin,
Chaque nénuphar,
Chaque batavia
De cet océan… ;
Chaque voyage renferme en soi ses propres écueils.

En pleine vogue,
De gros nuages opaques barrèrent la vue à la lune
Le ciel se remplit de grincements d’étoiles
Un abîme d’éclair fendit le ciel
Les tonnerres se mirent à rugir
« BOUM BOUM ! »

Les tout premiers cris se firent entendre ;
Des enfants aux visages creux
Serraient fort les vagues des pagnes de leurs mamans
Et fermaient les yeux, j’avais
La peur au ventre en sentant les gens courir
Dans tous les sens
Espérant
Echapper au sinistre de l’instant

Pendant dix minutes
Du haut de mes 76m50
J’ai lutté pour sauver des passagers
Mais
Que vaut la taille
Si les orages qui s’abattent sur nos vies
Viennent du ciel ?

Je regardais
Impuissant
Des mondes s’écrouler, des familles périr
Des courages se noyer, des rêves s’anéantir
Je voyais des jeunes passions condamnées à ne jamais vieillir
Et des vieilles passions condamnées à ne jamais rajeunir…
J’ai vu des amours mourir ce soir-là
Sous mes yeux
Dénués d’étoiles.

Un bruit de napalm me coupa les jambes ;
Deux mille passagers périrent.
Je voulais crier mon désarroi
Mais

Je ne suis qu’un bateau ;
Je ne sais pas parler,
Juste voguer sur les flots…

Soixante quatre personnes survécurent : je n’en faisais pas parti.
Je sombrais lentement à quarante kilomètres de la côte
Les yeux remplis d’étoiles et d’eau

En coulant
Il me sembla avoir aperçu
Plus de deux mille âmes s’élever
Silencieusement
Vers le ciel
En souriant…

Mon corps était lourd, mon cœur aussi
Pourtant j’en avais le pressentiment
Mais

Je ne suis qu’un bateau ;
Je ne sais pas parler,
Juste voguer sur les flots…

Je suis mort ce soir-là
En même temps que toutes les mères, tous les pères
Tous les frères, toutes les sœurs
Tous les oncles, toutes les tantes
Les cousins, les cousines
Les grands-mères, les grands-pères
Les amis, les amants, les collègues…

Je suis né en 1990,
Je suis mort douze ans après, un soir de septembre.
J’ai l’air jeune mais tu sais
J’ai vécu toutes les vies
Que j’ai portées dans mon giron

Je ne suis pas n’importe quel bateau, moi
Moi
Je suis le Joola.

#Al_Fàruq

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